Dans une
tribune publiée par First
Things, Robert Spaemann, professeur de philosophie émérite à l’université,
évoque le sujet qui est déjà médiatiquement au centre du prochain Synode
extraordinaire sur la famille : les divorcés remariés, leur accès à la
communion, la juste « pastorale » à leur égard… médiatiquement mais
aussi à cause de la mise en avant du cardinal Kasper par le pape François au
dernier Consistoire, où il avait suggéré que l’Eglise pourrait évoluer sur ces
points.
Robert Spaemann
est un proche de Benoît XVI, participant par exemple à sa Schülerkreise
sur la création et l’évolution en 2006.
Voici ma traduction de ce texte. – J.S.
|
Robert Spaemmann. Il n'a jamais eu peur d'aller à contre-courant. |
Les
statistiques du divorce dans les sociétés modernes occidentales sont
catastrophiques. Ils montrent
que le mariage n’est plus considéré comme une
réalité nouvelle et indépendante qui transcende l’individualité des époux, une
réalité qui, à tout le moins, ne peut être dissoute par la volonté d’un seul
des deux partenaires. Mais peut-elle être dissoute par le consentement des deux
partenaires, ou par la volonté d’un synode, ou d’un pape ? La réponse est
nécessairement négative, puisque, comme l’affirme Jésus lui-même explicitement,
l’homme ne peut séparer ce que Dieu lui-même a uni. Tel est l’enseignement de
l’Eglise catholique.
La manière dont
les chrétiens entendent une vie bonne s’affirme comme valant pour tous les
êtres humains. Mais même les disciples de Jésus furent choqués par les paroles
de leur Maître : ne vaudrait-il pas mieux, alors, répondirent-ils, ne
jamais se marier ? L’étonnement des disciples souligne le contraste entre
le style de vie chrétien et celui qui prédomine dans le monde. Qu’elle le
veuille ou non, l’Eglise, à l’Ouest, est en voie de devenir une contre-culture ;
son avenir dépend désormais principalement de savoir si elle qui est le sel de
la terre, saura garder sa saveur et ne pas être piétinée par les hommes.
La beauté de
l’enseignement de l’Eglise ne peut briller qu’à condition de ne pas être dilué.
La tentation de diluer la doctrine est aujourd’hui renforcée par un fait qui
dérange : les catholiques divorcent presque autant que leur homologues
sécularisés. Quelque chose est allé de travers, c’est évident. Il est contraire
à toute raison de penser que tous les catholiques divorcés et remariés
civilement sont entrés dans leurs premiers mariages convaincus de leur
indissolubilité et qu’ils ont alors fait une volte-face fondamentale en
avançant. Il est plus raisonnable de supposer qu’ils se sont engagés dans le
mariage sans se rendre d’emblée clairement compte de ce qu’ils faisaient, à
savoir brûler leurs vaisseaux pour toujours (c’est-à-dire jusqu’à la mort), de
telle sorte que l’idée même d’un deuxième mariage ne pouvait même pas exister
pour eux.
Hélas, l’Eglise
catholique n’est pas sans tort. La préparation chrétienne au mariage omet
souvent de donner aux couples fiancés une idée claire des implications du
mariage catholique. Si c’était le cas, de nombreux couples décideraient très
probablement de ne pas se marier à l’Eglise. Pour d’autres, évidemment, une
bonne préparation au mariage pourrait utilement déclencher un processus de
conversion. L’idée est tellement séduisante, selon laquelle l’union d’un homme
et d’une femme est « écrite dans les étoiles », qu’elle s’ancre dans
les hauteurs, et que rien ne peut la détruire, « dans le bonheur comme
dans le malheur ». Cette certitude est une source magnifique et
enthousiasmante de force et de joie pour les époux qui s’efforcent de traverser
les crises de leur mariage en cherchant à insuffler une nouvelle vie dans leur
vieil amour.
Au lieu de
renforcer l’attrait naturel et intuitif de la permanence conjugale, bien des
hommes d’Eglise, y compris des évêques et des cardinaux, préfèrent recommander,
ou au moins envisager une autre option, une option alternative à ce que Jésus
enseigne et qui constitue, fondamentalement, une capitulation devant la pensée
laïque dominante. Le remède à l’adultère, nous dit-on, ne doit plus être la
contrition, le renoncement et le pardon, mais le passage du temps et
l’habitude, comme si l’acceptation sociale générale et notre manière de nous
sentir à l’aise avec nos propres décisions et nos propres vies avaient un
pouvoir presque surnaturel. Cette
alchimie est supposée transformer un concubinage adultérin – que nous appelons
« second mariage » – en union acceptable que l’Eglise devrait même
bénir au nom de Dieu. Etant donnée cette logique, il n’est que justice que
l’Eglise bénisse également les partenariats homosexuels.
Mais cette manière
de penser repose sur une erreur profonde. Le temps n’a rien de créatif. Son
passage ne restaure pas l’innocence perdue. En réalité, sa tendance est
toujours exactement vers l’opposé : il augmente l’entropie. Chaque
occurrence d’ordre dans la nature est arrachée à l’entropie, et avec le temps
retombe sous sa domination. Comme le dit Anaximandre : « Ce d’où il y
a génération des entités, en cela aussi se produit leur destruction, selon
l’assignation du temps. » Il serait mal de réemballer le principe de la
décomposition et de la mort pour le présenter comme quelque chose de bien. Nous
ne devons pas confondre la lente anesthésie du sens du péché avec sa
disparition et la libération de la responsabilité que nous continuons d’en
porter.
Aristote
enseignait qu’il y a un plus grand mal dans le péché habituel que dans une
seule chute accompagnée de l’aiguillon du remords. L’adultère en est un
exemple, spécialement lorsqu’il conduit vers de nouveaux arrangements
légalement consacrés – le « remariage » – qu’il est presque
impossible de défaire sans de très douloureux efforts. Thomas d’Aquin utilise
le terme de perplexitas pour
caractériser de tels cas. Ce sont des situations dont il n’est pas possible de
s’échapper sans encourir une forme ou une autre de culpabilité. Même un seul
acte d’infidélité laissera l’adultère empêtré dans la perplexité :
devra-t-il avouer son acte à son épouse ou non ? S’il avoue, il a une
chance de sauver son mariage, et en tout cas, il évite un mensonge qui finirait
par détruire la confiance mutuelle. D’un autre côté, une confession pourrait
menacer encore plus gravement son mariage que le péché lui-même (c’est pourquoi
les prêtres conseillent souvent aux pénitents de ne pas révéler leur infidélité
à leurs époux). Notez en passant que S. Thomas enseigne que nous ne tombons
jamais dans la perplexitas sans une
mesure de culpabilité personnelle ; Dieu le permet, dit-il, comme punition
du péché qui nous a d’abord fait prendre le mauvais chemin.
Soutenir nos frères
dans la foi au milieu de la perplexitas
du remariage, leur montrer de l’empathie et les assurer de la solidarité de la
communauté, est une œuvre de miséricorde. Mais les laisser approcher de la
communion sans contrition et sans régularisation de la situation serait une
offense au Saint Sacrement – une offense de plus parmi les nombreuses offenses
commises aujourd’hui. L’instruction de Paul sur l’Eucharistie dans la Première
aux Corinthiens aboutit à une mise en garde contre la réception indigne du
Corps du Christ : celui qui mange et boit indignement mange et boit sa
propre condamnation. Pourquoi les réformateurs de la liturgie ont-ils sabré ces
versets décisifs de la deuxième lecture de la messe du Jeudi Saint et de la
Fête Dieu – ces fêtes de l’Eucharistie, justement ? Lorsque tous ceux qui
assistent à la messe se lèvent pour recevoir la communion, dimanche après
dimanche, il faut bien s’étonner : les paroisses catholiques ne
comptent-elles plus aujourd’hui que des saints ?
Mais il y a encore un dernier point, qui en toute justice devrait être
le premier. L’Eglise reconnaît qu’elle a géré les cas d’abus sexuels de mineurs
sans montrer suffisamment s’égards pour les victimes. Le même motif se répète
ici. A-t-on jamais évoqué les victimes ? Quelqu’un parle-t-il de la femme
abandonnée avec leurs quatre enfants par son mari ? Elle est peut-être
disposée à le reprendre, ne serait-ce que pour assurer la subsistance des
enfants, mais lui, il a une nouvelle famille et n’a nullement l’intention de
revenir.
Cependant, le
temps passe. L’adultère aimerait recevoir la communion de nouveau. Il est prêt
à confesser sa faute, mais il n’est pas disposé à en payer le prix, à savoir
une vie de continence. La femme abandonnée ne peut que regarder pendant que
l’Eglise accepte et bénit la nouvelle union. Comme pour ajouter l’insulte à la
blessure, l’abandon qu’elle a subi reçoit le sceau de l’approbation
ecclésiastique. Il serait plus honnête alors de remplacer les mots
« Jusqu’à ce que la mort vous sépare » par « jusqu’à ce l’amour
de l’un de vous refroidisse » – cette formule a déjà été recommandée avec
le plus grand sérieux. Parler ici d’une « liturgie de bénédiction »
plutôt que d’un remariage devant l’autel n’est qu’un tour de passe-passe
trompeur qui n’a d’autre effet que de jeter la poudre aux yeux.
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