02 juin, 2015
Le père Jean-Miguel Garrigues,
théologien de renom et Dominicain de Toulouse, répond dans le dernier numéro de
la revue des Jésuites de Rome, La Civiltà
Cattolica, aux questions d’Antonio Spadaro, dans une démarche de
préparation au deuxième épisode du synode de la famille. Largement relayé dans
les médias, et pas toujours de manière exacte, l’entretien donné en italien a
été publié ans France-Catholique dans
une traduction
réalisée par le P. Garrigues lui-même. Le titre – comme tout bon titre – dit
tout : « “Eglise de purs” ou
“nasse mêlée” ? »
Je résume à ma façon : il
s’agit en somme de dire si au nom de la pureté de la doctrine, il faut opposer
aux pécheurs – et spécialement ceux visés par les discussions les plus
controversées, ou plus exactement les manipulations du synode extraordinaire –
une rigueur toute janséniste. Ou si au contraire, le souci de se pencher « avec compassion sur les blessés de
la vie familiale », où le pape semble au P. Garrigues « renouer de fait avec une
vieille tradition romaine de miséricorde ecclésiale envers les pécheurs »,
qui conduit à refuser avec l’Eglise « l’Eglise
des purs » au profit de la « nasse
mêlée de justes et de pécheurs », n’exige pas une autre attitude.
Avec tout le respect que je dois
au père dominicain et à son savoir qui dépasse très largement le mien, je me
permettrais de répondre en tant que journaliste, en posant notamment quelques
questions sur des points qui me semblent ici mélangés à tort.
Notons d’abord que pour le P.
Garrigues, le pape François s’appuie sur le raffermissement des « principes doctrinaux et
moraux » par « les deux
grands papes qui l’ont précédé », et s’il bouscule un peu les fidèles,
c’est dans l’objectif d’aider les âmes « dans
la situation concrète ou le Seigneur les appelle », « ne voulant plus fermer les yeux
devant les détresses de tant de ces enfants ». On comprend et on
serait mal venu de ne pas approuver, à ceci près que la formulation suggère que
les prédécesseurs du pape François n’avaient pas ce souci, qu’ils
« fermaient les yeux »…
Le pape « fait confiance à la dynamique ecclésiale pour trouver, peu à peu
et parfois laborieusement, l’articulation entre la vérité des fondamentaux de
la foi et la miséricorde pastorale pour les personnes », écrit le P.
Garrigues.
On est au cœur de ce qui a
« fait problème » à propos du synode : c’est la question des
rapports entre doctrine et pastorale, que le P. Garrigues cherche ici à
résoudre de manière orthodoxe en montrant qu’il n’y a pas de « gradualité de la loi », une
« finalité morale qui varierait
selon les situations du sujet », mais appel aux personnes « à sortir progressivement du mal en
commençant par faire la part de bien (encore insuffisante mais réelle) dont
elles sont capables ». Il n’y a là rien de révolutionnaire. Mais sur
cette notion du « bien »
accompli dans une situation de péché grave, il faut apporter quelques remarques…
Quoi qu’il en soit, le fait
d’éviter une « pastorale du tout ou
rien », comme le suggère le P. Spadaro, ne conduit pas au relativisme,
assure le P. Garrigues : « Il
serait insensé de confondre la “loi de gradualité”, qui vise un exercice
progressif et toujours finalisé de l’acte libre vers la vertu, avec le relativisme
subjectiviste d’une “gradualité de la loi”. » Le P. Garrigues prend
alors l’exemple du GPS, qui donne le but à atteindre – et qui ne varie pas –
mais qui en fonction des erreurs ou des routes barrées, recalcule
« aussitôt un itinéraire alternatif à partir de la situation où nous nous
trouvons » sans nous dire de retourner au point de départ. De même Dieu,
après chaque chute, « nous
réoriente vers Lui-même en nous traçant un nouveau chemin vers Lui » ;
un chemin que nous suivons, ou non… Un chemin où le pasteur a pour rôle d’« aider les âmes ».
C’est aussi une réalité qui exige pour
celui qui se croit « juste » de renoncer à l’orgueil : d’éviter
les « motivations non
évangéliques » dont « la
plus grave serait se poser en parangon arrogant de vertu familiale pour les
autres, en jugeant implicitement ceux qui n’arrivent pas à faire comme eux et
en étant incapables de voir et d’accueillir la part de bien qu’il y a néanmoins
dans la vie de ceux-ci, au lieu de les aider à porter leur fardeau comme le demande
saint Paul ».
A ce sujet, répondant à une
question à propos de ceux qui se disent inquiets « pour le respect de la doctrine » parce que le synode
insiste sur ce souci pastoral, le P. Garrigues répond :
« Il est en effet significatif que l’un des points qui a suscité le
plus de trouble, c’est l’affirmation qu’il peut y avoir du bien humain chez des
personnes qui sont dans des unions de fait qui, soit ne sont pas assimilables
au mariage comme les unions homosexuelles, soit ne réalisent qu’imparfaitement
ses réquisits comme les unions civiles, unions comportant un ou deux divorcés
remariés. On mesure là combien un certain jansénisme risque de se glisser chez
les tenants d’une “Église de purs”. »
Le P. Garrigues invoque saint
Thomas d’Aquin qui note l’existence de bonnes actions chez les personnes
infidèles, et poursuit : « Pour
saint Thomas, même si sans la grâce nous ne pouvons pas faire “tout le bien”
qui est dans notre nature, car elle est blessée en n’étant plus ordonnée à sa
fin ultime, nous pouvons néanmoins poser des actes moralement bons dans tel ou
tel domaine de notre vie, sans que celle-ci devienne pour autant moralement
bonne dans sa finalité personnelle. Cela permet de comprendre par exemple le
paradoxe de ces criminels qui peuvent se comporter parfois ponctuellement en
bons pères de famille. »
Chez les pécheurs, répète le P.
Garrigues à la suite de saint Thomas, les actes bons « sans être
méritoires puisque non encore mus par la charité, maintiennent par la
miséricorde de Dieu des pans de bien naturel dans les personnes, les familles
et les sociétés ».
On le suit pas à pas, sans avoir
d’ailleurs l’impression que cette manière de voir soit contestée par ceux qui
s’inquiètent à propos du synode. Il y a là une sorte de glissement,
d’inexactitude, me semble-t-il, qui accuse les « purs » de la
doctrine d’êtres « durs » de cœur – tout simplement parce que
l’affirmation du « bien » qui se trouve chez chacun, même le pire
pécheur, a pris lors d’un synode un tour qui n’est pas celui que met en avant
le P. Garrigues, avec des conséquences précises pour la doctrine. Le P.
Garrigues parle avec justesse de la « gradation des péches mortels »
– les plus « avancés » des pères synodaux ne parlent plus de péchés,
mais de valeurs et de reconnaissance.
Soit dit en passant, si un Kasper
ou un des autres partisans de cette pastorale que nous appellerons de la
tolérance ou de l’inclusion, avait demandé que nous voyions du bel héroïsme
chez un dictateur ou du dévouement chez un « extrémiste », le message
serait beaucoup moins bien passé…
Il me semble à la réflexion qu'il
y a dans cette dénonciation de l'excessive dureté de ceux qui refusent de voir
le bien chez les pécheurs – alors qu'ils sont eux-mêmes pécheurs – des choses
très justes, mais aussi une confusion : de quoi parlons-nous exactement ?
Le point d'achoppement précis des
discussions en cours n'est pas en effet de savoir si les « pécheurs
publics » que sont les concubins, les divorcés remariés et les homosexuels
vivant en couple ou, si je puis dire, visiblement actifs, sont des monstres
horribles qui ne sont pas susceptibles de la miséricorde de Dieu – je crois que
personne ne pense cela ! – mais de savoir s'ils peuvent obtenir l'absolution
sacramentelle de leur péché mortel, puis accéder à la communion.
Et, plus précisément encore, de
savoir quel est le but de la pastorale : éviter au pécheur de se sentir
exclu pour que l’envie de revenir dans le droit chemin ne lui
« passe » pas ? En faire un absolu ? Ou tout faire, selon
les circonstances et dans la charité, pour que celui qui risque son salut
éternel en prenne conscience et puisse obtenir l’infinie miséricorde de Dieu
que le pire des criminels peut encore espérer recevoir ?
Ce n’est pas sur ce point que les
"manipulateurs" du synode ont fait porter le débat, mais sur l’accès
aux sacrements sans la conversion et sans les engagements nécessaires. Ceux qui s'y opposent ne sont pas des « purs » : ou alors saint Jean-Paul II, Benoît XVI, une bonne quantité de cardinaux et bien des saints de l'histoire du catholicisme en sont.
Dès qu'une personne engagée dans
une union illicite, adultère, ou illégitime, ou dans une union « contre
nature », pour stable qu’elle soit, n’est pas dans la ferme résolution (ce
qui suppose d'en prendre les moyens) de ne pas poursuivre dans ce mode de vie
qui la coupe de la grâce, de l'amitié avec Dieu, elle ne peut pourtant accéder
aux sacrements.
Dire cela ne correspond pas au
fait d’affirmer qu'elle ne puisse pas se trouver sur un chemin pour y arriver.
Personne n'aurait, me semble-t-il, contesté que l'Eglise, ses ministres et à
leur plus modeste mesure, les fidèles eux-mêmes ont le devoir urgent d'attirer,
d'aider, de soutenir ces personnes sur ce chemin.
Mais c'est un devoir de charité de
ne pas le faire dans le mensonge, qui consisterait à « rassurer » en
quelque sorte les personnes en question en soulignant les actes objectivement
bons de leur vie, sans leur rappeler que la perte de la grâce est le pire des
malheurs. Si l'on avait dit que leurs actes objectivement bons peuvent être le
chemin qui les conduit à pouvoir s'ouvrir de nouveau à la grâce, il n’y aurait
pas eu la confusion que l’on constate aujourd’hui parmi les fidèles, ni la
confrontation à laquelle on assiste aux sommets de l’Eglise.
Il faudrait tenir compte également
du fait que le soulignement du bien chez ces personnes, précisément dans le
cadre de leur relation désordonnée, peut être cause de scandale chez une masse
de jeunes en les incitant à croire que ces formes de vie elles-mêmes sont
bonnes ou en tout cas pleinement excusables. Or c’est ainsi qu’il est formulé,
c’est ainsi qu’il est compris et répété par les médias, ce qui conduit à penser
que cela a tout, dans l'état actuel, de la provocation.
Toutes ces choses – concernant la
grâce sanctifiante, la marche vers la conversion – ne sont pas dites avec
clarté par Kasper, Marx et d'autres moins radicaux – et je ne parle même pas
des propositions de faire reconnaître d'une certaine manière par l'Eglise les
unions homosexuelles. Ni même par certains enthousiastes du pape François qui
interprètent ses propos comme une « ouverture » non aux pécheurs,
mais aux péchés.
Quant à la gradation des péchés
dont parle à juste titre le P. Garrigues, il me semble aussi que l'on passe
totalement sous silence la gravité spécifique de l'acte homosexuel (d'autant
plus quand il s'inscrit dans un « style de vie » homosexuel), et que la
manière dont en parlent les « progressistes » vise précisément à le
disculper.
En poursuivant la lecture de l’article
du P. Garrigues, où le souci de juste pastorale ne fait pas de doute, ainsi
que la volonté de préserver l’orthodoxie, on est surpris de trouver deux
exemples de cas particuliers où l’Eglise pourrait se montrer « indulgente »
à l’égard de divorcés remariés. C’est dans la résolution de ces cas que l’on
perçoit le glissement que fait opérer une volonté « pastorale »
insuffisamment bordée par la vérité : il ne s’agit plus d’aller chercher les
gens là où ils sont, afin qu’ils puissent prendre le bon chemin, mais de saluer
leur bonté là où ils se trouvent, quitte à ce qu’ils y restent. Nous en reparlerons
peut-être sur ce blog !
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1 commentaire:
(Une observation pratique: je me définis comme "Anonyme" parce que je me méfie de Google et refuse d'y utiliser un compte, et ne sais pas utiliser les autres. AF)
J'ai lu la version intégrale de l'article de JM Garrigues. J'ai eu la possibilité d'y répondre par une observation que je résume dans ce qui suit, en espérant que cette réflexion puisse aider à clarifier le débat.
Je profite de l'occasion pour remercier JS de ses articles remarquables que j'attends toujours avec beaucoup d'intérêt, et salue la flamme avec laquelle elle défend ses convictions même si elle me laisse parfois un peu perplexe.
1 - bien distinguer péché et pécheur
Le pécheur qui se repend est racheté, même s'il chute encore, se relève, etc : c'est l'application de la miséricorde.
Par contre le péché ne relève pas de la miséricorde et ne peut en aucun cas être "béni", ou LAISSER SUPPOSER que l'Eglise puisse avoir quelque complaisance que ce soit à son égard.
Il en est d'une relation homosexuelle comme de l'adultère : il s'en commet sans arrêt. Mais si l'adultère repentant peut recevoir le pardon autant de fois qu'il le faut, on ne peut imaginer quelque forme de "bénédiction" ou "compréhension" de l'acte lui-même. Ou alors le mot "péché" ne signifie rien et le Christ est mort pour des prunes. Et on ne croit pas à la possibilité d'une conversion, mais simplement à cette forme affadie d'une séduction progressive, comme un gamin avec des friandises.
On n'imaginerait pas de la "compréhension" pour le vol, le viol ou le meurtre, au prétexte que le meurtrier est capable d'actes bons, et qu'il faut accepter qu'il poursuive sa carrière de tueur en attendant qu'il évolue, si?
2 - la tonalité de l'article
A la relecture, la dialectique de JMG me rend très mal à l'aise : c'est exactement celle que l'on subit en France depuis des années, à son paroxysme depuis 2012. Les arguments de la partie opposée sont déformés, caricaturés ; l'opposant est méprisé, disqualifié d'emblée, ce qui permet d'esquiver par voie de conséquence un débat ouvert et contradictoire.
Je dois du coup avouer une certaine crispation, et me prends à penser que Mt 23:15 s'applique opportunément à JMG. En effet, je relis les quatre évangiles et observe que le Christ répond TOUJOURS aux arguments des scribes et pharisiens : il n'évacue pas le débat, ni ne déforme leurs questions, mais DEMONTRE qu'ils ont tort. Ce que ne fait pas JMG, qui laisse planer un doute sur la Vérité de son analyse ; qui est pharisien ?
JM Garrigues, ETES-VOUS PRET A UN DEBAT OUVERT ET CONTRADICTOIRE, ou préférez-vous l'esquiver et mettre ainsi en lumière qui vous meut ?
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