30 avril, 2016
Interrogé sur le fait de savoir si
une lecture conforme à la tradition est possible, Spaemann répond :
— Cela est possible pour la
majeure partie, et ce même alors que sa ligne générale permet des
interprétations qu'il n'est pas possible de rendre compatibles avec
l'enseignement de l'Eglise. Mais l'article 305 ainsi que la note 351, où il est
dit que les fidèles qui se trouvent dans une « situation objective de péché »
peuvent être admis aux sacrements en raison de « circonstances atténuantes »,
contredit directement l'article 84 de l'exhortation Familiaris consortio de Jean-Paul II.
— De quoi parlait donc le pape
Jean-Paul II ?
— Jean-Paul II met en lumière le
fait que la sexualité humaine est « un symbole réel du don de la personne tout
entière » et ce « sans limite, de temps ou autre ». Il formule de
manière très claire dans l'article 84 que les divorcés remariés doivent
renoncer aux relations sexuelles s'ils désirent communier. La modification de
la pratique de l'accès aux sacrements ne constituerait donc pas un
“développement dans la logique de Familiaris
consortio”, comme l’affirme le cardinal Kasper, mais au contraire une
rupture par rapport à son enseignement essentiel, tant anthropologique que
théologique, sur le mariage et la sexualité humaine. L'Eglise n'a pas autorité –
en l'absence de conversion préalable –pour sanctionner positivement, avec
l'aide des sacrements, des relations d'ordre sexuel désordonnées, en devançant
la miséricorde de Dieu. Indépendamment de la manière dont on peut évaluer ces
situations en termes humains et moraux, sur ce point la porte est fermée,
exactement comme c’est le cas pour l'ordination des femmes.
Le journaliste demande alors si la
miséricorde de Dieu peut être considérée comme limitée et s'il ne faut pas
tenir compte des situations concrètes des individus.
— La miséricorde de Dieu est au
cœur de la foi catholique quant à l'Incarnation et à la Rédemption. Évidemment
Dieu considère chaque personne selon sa situation concrète. Il connaît chaque
personne mieux qu'elle ne se connaît elle-même. Mais la vie chrétienne n'est
pas un cheminement pédagogique où l'homme irait peu à peu vers le mariage comme
vers un idéal, ainsi qu’Amoris laetitia
semble le suggérer à de multiples reprises. L'ensemble du domaine des
relations, et spécialement celui de la sexualité, a un rapport avec la dignité
de l'homme, sa personnalité et sa liberté. Cela a à voir avec le corps en tant
que « temple de Dieu » (1 Cor 6,19). Toute violation dans ce domaine,
pour fréquente qu'elle soit, est pour autant une violation de la relation avec
Dieu, à laquelle les chrétiens se savent appelés, un péché contre sa sainteté,
et elle exige toujours et à chaque fois une purification et une conversion.
La miséricorde de Dieu consiste
précisément à rendre toujours possible cette conversion. Elle n’est évidemment
pas liée par des limites particulières, mais l'Eglise, de son côté, est obligée
de prêcher la conversion et n'a pas les pleins pouvoirs pour attribuer les
sacrements en franchissant des limites existantes, en faisant violence à la
miséricorde de Dieu. Ce serait de la présomption. Les clercs qui s'en tiennent
à l'ordre existant, ne condamnent personne pour autant, mais ils considèrent et
proclament ses limites par rapport à la sainteté de Dieu. C'est une annonce
salutaire. Je ne veux pas en dire davantage sur les insinuations à propos de ceux
« qui se cache derrière l'enseignement de l'Eglise » ou qui « s'assoient
sur la chaire de Moïse pour jeter des pierres contre le vie des gens »
(305). Il faut simplement remarquer qu'on parle ici de manière erronée de ce
qui est dit dans l'Évangile. Jésus dit certes que les Pharisiens et les scribes
sont assis sur la chaire de Moïse, mais il affirme expressément que les
disciples doivent s'en tenir à ce qu'ils disent. Mais qu’ils ne doivent pas
vivre comme eux (Matt 23, 2).
Interrogé sur le fait que le pape
a demandé qu'on ne s'en tienne pas à des éléments isolés de son exhortation,
Spaemann répond :
— La focalisation sur les éléments
gênants du texte est pleinement justifiée à mes yeux. Face à un document
magistériel du pape on ne peut pas s'attendre à ce que les gens se réjouissent
d'un beau texte en faisant comme si des phrases décisives, qui modifient
l'enseignement de l'Eglise, n'existaient pas. Dans ce cas précis il n'y a que
deux possibilités : oui ou non. Donner la communion ou ne pas la donner, entre
les deux il n'y a pas de moyen terme.
— Le pape écrit plusieurs fois dans son exhortation que nul ne sera
condamné éternellement.
— J'ai beaucoup de mal à comprendre
ce qu'il veut dire. Que l'Eglise ne doive condamner personnellement quiconque,
surtout pour l’éternité – et grâce à Dieu elle ne peut d'ailleurs pas le faire
– cela est évident. Lorsqu'il s'agit de relations d’ordre sexuel en
contradiction objective avec une vie chrétienne ordonnée, j'aimerais vraiment
que le pape nous dise après combien de temps et dans quelles circonstances une
conduite objectivement peccamineuse se transforme en conduite conforme à la
volonté de Dieu.
— S'agit-il ici également à votre
avis d'une rupture avec la tradition de l'enseignement de l'église ?
— Qu'il s'agisse d'une rupture,
cela est hors de doute pour toute personne réfléchie qui a pris connaissance du
texte en question.
— Que l'on soit d'accord ou non, la question se pose : comment en est-on
arrivé là ?
— Que François maintienne une distance
critique à l'égard de son prédécesseur Jean-Paul II, cela s'est clairement vu
lorsqu'il l’a canonisé en même temps que Jean XXIII, en laissant tomber le fait
que pour une canonisation il faut un deuxième miracle. Beaucoup y ont vu, à
juste titre, une manipulation. Tout se passe comme si le pape voulait
relativiser l’enseignement de Jean-Paul II.
Mais le vrai problème se situe
dans un courant influent de la théologie morale, déjà présent parmi les
jésuites au 17e siècle, qui s’en tient à une véritable éthique de situation.
Les citations de Thomas d’Aquin que fait le pape dans Amoris laetitia semblent soutenir cette ligne. Mais ici on passe à
côté du fait que Thomas fait état de conduites objectivement peccamineuses,
pour lesquelles on ne peut faire aucune exception liée à une situation
particulière. Et parmi elles, il y a tous les comportements sexuels
désordonnés.
Comme auparavant Karl Rahner
lui-même, au cours des années 1950, dans un article contenant tous les
arguments essentiels, toujours valables aujourd'hui, Jean-Paul II a rejeté
l'éthique des situations et la condamner dans son encyclique Veritatis splendor. Amoris Laetitia rompt aussi avec ce texte du magistère. Nous ne
devons pas oublier en outre, ce que ce fut Jean-Paul II qui plaça son pontificat
sous le thème de la miséricorde divine auquel il consacra sa deuxième
encyclique ; il découvrit à Cracovie le journal de sœur Faustine et devait plus
tard la canoniser. Il en est l’interprète authentique.
— Quelles sont selon vous les
conséquences de tout cela pour l'église ?
— Les conséquences, on les voit
déjà : depuis les conférences épiscopales jusqu'au pus petit curé de la forêt
vierge, c'est l’inquiétude et la confusion. Il y a quelques jours un prêtre du
Congo m’a fait part de son désarroi face à cet écrit magistériel et au manque
de clarté de ses dispositions. Selon les dispositions correspondantes d’Amoris laetitia, ce ne sont pas
seulement les divorcés remariés qui peuvent, selon des « circonstances
atténuantes » évoquées sans autre précision, se confesser d'autres péchés
et accéder à la communion, mais tout ceux qui vivent dans une quelconque «
situation irrégulière », sans s'engager à renoncer à leur conduite sexuelle,
sans confession et sans conversion. Tout prêtre qui s'en tient à la discipline
des sacrements en vigueur à ce jour, peut-être harcelé par des fidèles et être
mis sous pression par son évêque.
Rome peut désormais poser comme condition à la nomination des évêques
qu'ils soient « miséricordieux », c'est-à-dire qu'ils soient prêts à s'éloigner
de l'ordre existant. Le chaos a été érigé au rang de principe d'un simple trait
de plume. Le pape aurait dû savoir qu'avec une telle démarche, il divise l'Eglise
et la conduit vers un schisme. Un schisme qui ne se produirait pas à la
périphérie mais au cœur de l'église. Que Dieu nous en garde.
Une chose cependant, me paraît
certaine : l'objectif de ce pontificat, qui cherche à ce que l'Eglise surmonte
son repli sur elle-même, afin d’aller vers les gens avec un cœur libre, a été
réduit à néant pour un temps indéterminé par ce texte du magistère. Il faut s’attendre à une nouvelle
poussée vers la sécularisation et à une nouvelle diminution du nombre des
prêtres dans d’importantes parties du monde. On constate déjà depuis longtemps
que les évêques et les diocèses qui ont une attitude sans équivoque en matière
de foi et de morale ont aussi le plus de prêtres pour la relève. On pense aux
paroles de Saint-Paul dans sa lettre aux Corinthiens : « Si la
trompette ne rend qu’un son confus, qui se préparera au combat (du Saint
Esprit) ? » (1 Cor, 14, 8).
A votre avis, où va-t-on ?
Chaque cardinal, mais aussi chaque
évêque et chaque prêtre est appelé à la mesure de son pouvoir de maintenir
pleinement la discipline catholique des sacrements et de la professer publiquement.
Dans l'hypothèse où le pape n'est pas disposé à apporter des corrections, il
appartiendra à un pontificat ultérieur de remettre officiellement de l'ordre.
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