08 mai, 2013
Ce remarquable article sur les questions philosophiques qui sous-tendent l’affaire du « mariage » des couples de même sexe vient d’être publié par le site australien MercatorNet. Son auteur, Robert R. Reilly, est ancien membre de l’Administration de Reagan, spécialiste des affaires internationales et de l’islam. Voici ma traduction de la deuxième partie de ce texte, dont j'ai publié la première partie le 29 avril, sous le titre : « Rousseau a pavé le chemin du “mariage” homosexuel ». C'est par ici.
Il s’agit de comprendre, en effet, ce qui sépare fondamentalement les partisans et les adversaires du « mariage pour tous », et de préciser les notions de nature et de « contre-nature » de manière à mieux aborder les débats, les conflits et les attaques qui vont se multiplier dans les mois qui viennent.
Après la première partie sur la philosophie classique et réaliste, cette deuxième livraison montre comment Rousseau et les « Lumières » ont subverti le sens du mot nature. – J.S.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a mis la notion de nature selon Aristote sens dessus dessous. Aristote disait que la nature est définie non seulement par ce qu’est l’homme, mais par ce qu’il doit être. Rousseau, au contraire, soutient que la nature n’est pas une fin (une telos) mais un commencement : la fin de l’homme est son début. Il n’a pas une nature immuable. « Nous ne savons pas ce que notre nature nous permet d’être », écrivait Rousseau dans son Emile. Ce point de vue a été décliné pour le XXe siècle par John Dewey qui affirmait : « La nature humaine est de ne pas avoir de nature. » Il n’y a pas de devenir « obligé » pour l’homme, pas d’impératif moral. Il n’y a pas de dessein, ni pour l’homme, ni dans la nature ; par conséquent, l’existence est dépourvue de tout principe rationnel. Cela signifie qu’il n’y a pas d’entéléchie, rien qui ressemble au fait « d’avoir sa propre fin en soi » comme le disait Aristote. Et même, la raison elle-même n’est pas naturelle à l’homme, selon Rousseau – alors que pour Aristote elle est l’essence même de l’homme. Pour Rousseau, les racines de la raison plongent dans ce qui est irrationnel. La raison est la servante des passions, et non de la vérité.
A l’inverse d’Aristote, Rousseau affirmait que l’homme, par nature, n’est pas un animal social et politique doué de raison. A la différence d’Aristote, Rousseau ne part pas de la famille, mais d’un individu isolé à l’état de nature, où le pur « sentiment de sa propre existence » était tel qu’« on se suffisait à soi-même, comme Dieu ». La nature devient un substitut profane au jardin d’Eden. Mais ce dieu satisfait de lui était asocial, amoral et pré-rationnel. Ses accouplements avec des femmes se faisaient au hasard et ne formaient aucun attachement durable. La famille ne lui était pas naturelle. Comme l’écrivait Rousseau dans son Discours sur l’origine des inégalités, « La faim, d’autres appétits lui faisant éprouver tour à tour diverses manières d’exister, il y en eut une qui l’invita à perpétuer son espèce ; et ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du cœur, ne produisait qu’un acte purement animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l’enfant même n’était plus rien à la mère sitôt qu’il pouvait se passer d’elle. » (Rousseau, de fait, abandonna ses cinq enfants.) Le Marquis de Sade exprima un sentiment en tous points rousseauiste dans Juliette, en écrivant que « toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres ».
Ce n’est qu’au moment où, par un « accident » inexplicable, un homme dut s’associer avec un autre, que son autonomie semblable à celle d’un dieu prit fin. « L’homme est bon par nature », disait Rousseau, mais d’une façon ou d’une autre nous sommes tombés de cet état de nature. Ce que l’homme est devenu est le résultat non de la nature mais de cet « accident », qui d’une certaine manière a également déclenché son usage de la raison. Rousseau insiste sur le caractère accidentel de l’association de l’homme au sein de la société pour mettre l’accent sur son caractère non naturel et artificiel. Elle n’était pas nécessaire. Mieux : elle n’aurait jamais dû se produire. Aristote enseignait que l’on n’arrive pas seul à la perfection ; l’homme a besoin de la société et de l’ordre politique pour développer pleinement son potentiel. La polis lui est nécessaire. Rousseau assurait au contraire que l’homme commence dans un état de perfection, que la constitution de la société lui arrache.
Voici la manière dont Rousseau posait cette thèse dans son Discours sur l’origine de l’inégalité : « Cet état [de nature] était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme, et il n’en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui, pour l’utilité commune, eût dû ne jamais arriver. L’exemple des sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce. »
Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau se faisait fort de montrer les influences délétères de la civilisation et du « progrès » sur l’homme, dont les « âmes ont été corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Dans son Rousseau, juge de Jean-Jacques, il se décrit lui-même comme ayant affirmé le « grand principe que la nature a fait l?homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. (…) Le vice et l?erreur, étrangers à sa constitution, s?y introduisent du dehors et l?altèrent insensiblement ». Rousseau écrit qu’« il nous fait voir l?espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive, aveugle, misérable et méchante à mesure qu?elle s?en éloigne ».
La société résultant de ce « fatal événement » du hasard a corrompu l’homme. C’est ce que Rousseau substitue au péché originel. Par son association avec autrui, l’homme a perdu le sentiment auto-suffisant « de sa propre existence ». Il a commencé à vivre par rapport à l’estime d’autrui (amour-propre) plutôt que dans l’estime de lui-même (amour de soi). De cette manière, l’homme a été « aliéné » de lui-même et est devenu esclave des autres. Voilà ce que voulait dire Rousseau en écrivant : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Nous trouvons ainsi chez Rousseau l’origine de l’idée marxiste de l’exploitation, menée plus avant en des temps plus récents par l’assertion existentielle de Jean-Paul Sartre : « L’enfer, c’est les autres. » Si l’enfer, c’est les autres, alors le ciel doit être soi.
Néanmoins, Rousseau savait que l’état pré-rationnel, asocial d’un paradisiaque isolement à l’état de nature était perdu pour toujours, à la manière du jardin de l’Eden. Mais il pensait qu’un Etat tout-puissant pouvait améliorer la situation de l’homme aliéné. Pour approcher au plus près de la rédemption profane, l’homme doit abolir ces formes d’association dépendante qui l’ont rendu esclave d’autres hommes et toujours maintenu en dehors de lui-même. Il doit couper, autant que faire se peut, ses relations avec les autres membres de la société afin de pouvoir se rendre à lui-même le sentiment de son existence. Comment faire ?
L’Etat exige une dépendance totale
Rousseau a décrit l’accomplissement de cette condition : « Chaque personne serait alors totalement indépendante par rapport à tous les autres hommes, et dépendrait totalement de l’Etat. » L’Etat pourrait restaurer un simulacre de ce bien-être originel en éliminant toutes les relations sociales subsidiaires de l’homme. En détruisant les attaches familiales, sociales et politiques, l’Etat pourrait rendre chaque individu dépendant de l’Etat et indépendant par rapport à autrui. L’Etat est le véhicule permettant de rapprocher les gens afin qu’ils puissent être séparés : une sorte d’individualisme radical sponsorisé par l’Etat.
Le programme de Rousseau consistait à politiser totalement la société et sa première cible fut le fondement de la société – le premier moyen par lequel les hommes sont éloignés de cet égocentrisme où Rousseau aimerait les voir retourner : la famille. Pour détruire la famille, Rousseau proposait de lui enlever sa fonction première d’éduquer ses enfants, et que cette fonction soit dévolue à l’Etat. « L’autorité publique, en prenant la place du père et en se chargeant de cette importante fonction, devrait acquérir ses droits en le déchargeant de ses devoirs. » Le père est censé se consoler avec la pensée qu’il lui reste encore quelque autorité par rapport à ses enfants en tant que « citoyen » de l’Etat. Sa relation avec ses enfants s’est métamorphosée en relation purement politique.
Les attaques de Rousseau contre la famille et son recours exclusif à l’Etat comme véhicule exclusif de la rédemption de l’homme constituent le prototype pour tous les révolutionnaires ultérieurs. Le programme est toujours le même : la société, responsable de tous les maux, doit être détruite. En vue de promouvoir la « fraternité » universelle, la seule source où le mot « frère » puisse trouver son sens – la famille – doit être éliminée. Une fois la société atomisée, dès lors que la famille aura cessé de s’interposer entre l’individu et l’Etat, l’Etat sera libre de transformer par la force l’individu isolé pour en faire n’importe quel type d’« homme nouveau » que les visionnaires révolutionnaires auront imaginé.
La famille artificielle
Nous voici donc arrivés à un moment de la plus haute signification pour notre réflexion. Si la famille est artificielle par ses origines, ainsi que l’affirmait Rousseau, alors elle peut être changée et réaménagée de n’importe quelle façon qui puisse être voulue par l’Etat, ou par autrui. Il s’agit simplement d’un glissement conventionnel, quelque chose qui change dans un artefact culturel. Nous pouvons modifier les relations humaines de n’importe quelle façon. Celui qui a suffisamment de pouvoir peut faire ces modifications à sa propre guise. Il n’y a pas de critère dans la nature auquel il faille adhérer ou à l’aune duquel on puisse le juger. S’il n’y a pas de nature, alors il ne peut d’aucune façon y avoir un problème par rapport aux actes homosexuels ou au mariage des couples de même sexe – ni avec bien d’autres choses non plus. Faire remarquer qu’il n’a jamais rien existé dans l’histoire de comparable à un mariage homosexuel est superflu, de ce point de vue, puisque la « nature » de l’homme est malléable. Elle est le produit de l’histoire. L’histoire avance et l’homme change avec elle. Ou plutôt : l’homme peut se changer lui-même selon ses désirs, aussi longtemps qu’il a les moyens de le faire. Puisque les choses n’ont pas leur fin en elles-mêmes, quiconque est assez puissant pour le faire peut la leur attribuer.
Telle est la philosophie du sophiste Calliclès dans Gorgias, lorsqu’il dit à Socrate : « La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant » (492c). Avec le concours de la force, la vertu devient exactement ce que vous voulez. Il ne s’agit pas de conformer son comportement aux fins rationnelles de la nature, mais de conformer les choses à ses désirs. La raison devient alors l’instrument qui permet de le faire. Pour Rousseau, l’homme est une créature de désirs et d’appétits, auxquels sa raison est subordonnée. L’hôte de Rousseau en Angleterre, David Hume, a écrit dans son Traité sur la nature humaine : « La raison est, et ne devrait être davantage que l’esclave des passions et ne doit jamais prétendre à aucun office que de les servir et de leur obéir. » La raison n’est plus, dès lors, le moyen par lequel l’homme atteint sa fin dans la connaissance et la contemplation du bien. Elle est un outil pour assouvir les passions. L’inversion d’Aristote est ainsi complète.
Lois naturelles ou droits naturels ?
Calliclès, en version contemporaine, ne s’exprimerait pas avec autant de franchise qu’il le fait devant Socrate. Il envelopperait son inversion de la loi naturelle du langage du « droit naturel », de manière à ce que cela puisse paraître la même chose, tout en étant l’exact contraire – ainsi que le fit Rousseau. Si vous êtes un homosexuel actif, vous revendiquez un « droit » aux actes sodomites et au mariage homosexuel. Alors que « droit naturel » sonne comme « loi naturelle » ce n’est, comme l’a expliqué le P. James Schall, pas du tout la même chose.
« La théorie moderne du droit naturel », écrit-il, « est une théorie de la volonté, une volonté qui n’a pas d’autre présupposé qu’elle-même. Dans sa version politisée, elle aura été l’alternative la plus durable et la plus dangereuse à une loi naturelle basée sur la réalité ontologique de ce qu’est l’homme.
« Dès lors que le droit naturel devient le fondement accepté de la vie politique, l’Etat est libre d’y placer n’importe quel contenu, comme il le désire, y compris la réécriture ou l’élimination de la loi naturelle. La tradition constitutionnelle de jadis pensait que l’Etat était, en lui-même, à la fois le résultat naturel de la nature de l’homme et, et tant que tel, un frein pour l’Etat. Mais si l’homme n’a pas de “nature”, il est libéré de cette contrainte. Le droit naturel moderne signifie que rien ne limite l’homme ou l’Etat, si ce n’est ce que l’homme veut. Il peut vouloir toute chose qu’il est capable de faire arriver, qu’elle soit tenue ou non pour contraire à la loi naturelle. »
Ce qui se joue actuellement dans la bataille du mariage des couples de même sexe n’est rien de moins que cela.
Sans parler directement de Calliclès ou de Rousseau, celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger a dit dans Le sel de la terre quelque chose qui caractérise cette école de pensée : « L’idée que la “nature” a quelque chose à dire n’est plus admissible ; l’homme doit disposer de la liberté de se remodeler à volonté. Il doit être libéré de toutes les données antérieures de son essence. Il fait de lui-même ce qu’il veut, et c’est seulement de cette manière qu’il est véritablement “libre” et libéré. Derrière cette approche se trouve une rébellion de la part de l’homme contre les limites qui sont les siennes en tant qu’être biologique. A la fin, c’est une révolte contre notre état de créatures – une édition moderne, nouvelle, des tentatives immémoriales d’être Dieu, d’être comme Dieu. »
Voilà la perspective anthropologique et métaphysique au sein de laquelle le mouvement en faveur du mariage des couples de même sexe argumente son cas. Accepter le mariage des couples de même sexe revient à accepter l’ensemble de la perspective d’où elle émane, y compris l’assertion selon laquelle « la nature humaine est de ne pas avoir de nature ». Mais la nature humaine n’est rien d’autre que ce qui fait que l’on est un être humain. Rejeter cela, c’est nier l’humanité, nier ce qui est.
Robert Reilly
Source : http://www.mercatornet.com/articles/view/the_road_to_same_sex_marriage_was_paved_by_rousseau
© leblogdejeannesmits pour la traduction.
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4 commentaires:
Si nous n’avions qu’à rencontrer Rousseau et Aristote, nous aurions un choix à faire auquel il manquerait quelque chose. Des plus périlleux. Aristote est un piège.
Il s’agit, grâce à cette mise en valeur que vous rapportez, d’éviter de tomber sur les deux écueils de la prédestination et de la liberté de choix, deux points extrêmes de l'horizon. Soit je fais ce que je veux, soit tout est dicté. On a là les deux pôles que représentent très bien l’islam et le libéralisme socialiste.
Aristote ne va pas être pour nous d’un grand secours. Il représente une chute – et je sais que cela paraît monstrueux – de l’Esprit en la pensée, et l’explication qu’il donne de l’univers finit tôt ou tard par donner raison aux révolutionnaires, car elle n’est qu’humaine ; non pas qu’elle soit totalement fausse, mais elle est incomplète. La raison, essence de l’homme selon lui, est peu fiable. Chez Nietzsche mourant, les sens mentent moins que la raison. La déviation qui inspire la révolution cosmogonique naît en Grèce. L’homme par sa raison se fixe des lois, de là il peut en changer. Il rejoint ainsi la dimension mythique de sa cosmogonie aux références peut sûres ni constantes. On a un Panthéon à Paris qui nous rappelle que ce roc là n’est pas stable.
Le mieux, aujourd’hui, pour ne pas avoir à dire aux hommes d’étudier des choses compliquées, est de rencontrer réellement l'Homme, de cette manière que Pilate rencontre l'Homme. Si l’on étudie l’homme réellement, alors on a une réponse à la question sur le mariage et sur toute autre d’ailleurs.
Car il se trouve — Dieu a décidément bien fait les choses — que la créature porte en elle toute la vérité et le sens du vivant. Non pas dans ses actes ni ses décisions, mais dans le don qui lui a été fait de la vie et dans la nature de cette vie. Ainsi, la Vérité ne lui est pas étrangère et tout acte faux qu’elle commet, cette créature, déclenche en elle, à quelque point d’éloignement du vrai qu’elle puisse se trouver, une voix qu’elle entend plus ou moins, une cassure qu’elle ressent plus ou moins, qui la touche et l’enlaidit directement, ce qu’on appelle sa conscience, ou son âme, ou ce que vous voudrez : le code du faux ne marche pas en elle. Je dis les choses simplement mais on comprendra l’idée : l’erreur est manifeste, la vérité également. Plus ou moins perceptibles pour l’homme, mais réelles.
Allons un peu plus loin.
Je viens de dire « dans le don qui lui a été fait de la vie et dans la nature de cette vie » se trouve la vérité. Il est une chose étonnante que ce n’est plus par la raison et l’esprit qui a été donné à l’homme que celui-ci va redécouvrir le sens de ce qu’il doit faire mais par la nature physique, la recherche sur la matière. Car c’est la science aujourd’hui qui révèle le sens de la matière, son organisation, en un mot le miracle de la vie. Et le miracle de la vie va vers quelque chose dont on peut exclure l’apariage homosexuel à coup sûr. Il est encore un peu tôt, pour le grand public, d’entendre ces voix qui expliquent le sens de la vie biologique, mais peu à peu elles s’imposeront. Ce sont des faits qui donneront une voie, et non plus une pensée. Chose singulière ! Il y a une vérité en la matière qui n’est pas chaos et qui s’oriente vers quelque chose indépendamment de l’homme. Un sens, une « pensée de Dieu » comme l’ont appelé quelques grands mathématiciens. C’est un fait qu’il y a un sens en-dehors de l’homme naturel. Je précise « naturel » car avec grande justesse, l’Egypte antique lie tout à l’Homme. Le monde naturel dépend de l’Homme, il est dimensionné à l’Homme, l’univers est aux dimensions spirituelles de l’Homme, d’ailleurs le temple égyptien figure l’Homme. Donc déjà, l’Egypte sent que rien n’est sans l’Homme. C’est une intuition.
"Qu'est-ce que la vérité?" demande Pilate qui...
(suite), quelques instants auparavant, avait répondu à sa propre question: "Voici l'Homme !" Cet homme dont il parle, il se trouve qu’il n’est pas n’importe lequel. C'est le Christ. Or, on va se rendre compte que le Christ est la figure de toute l'Humanité. On peut dire que ce qui "détermine et définit" le Christ peut nous révéler toute la nature de l'Humanité. Si l’on trouve une faiblesse, une hégémonie, une cassure, un bouleversement, une accusation en Christ, alors tout homme doit suivre cette faiblesse, cette hégémonie, cette cassure, ce bouleversement et cette accusation. L’exemple christique, pour parler très mal, nous révèle une « nature » multiple et « plus indéfinissable » que pour les autres hommes : à la fois humaine et divine. Mais cette nature est, selon ce qu’Il en dit, aussi la nôtre. Et, ajoute-t-il, la nature véritable de l’Homme réside dans la réponse qu’il manifeste, réponse dépendant de ce qu’il est et de ce qu’il donne de lui-même. C'est-à-dire que la nature de l’homme change en partie, est substantiellement modifiée à partir de sa réponse. Cette modification substantielle vient, dit le Christ, de ce que l’Homme le reçoit en lui.
Le Christ n’est pas une créature extra-terrestre, il est homme. Donc, tout homme, étant homme, est à la fois appelé à franchir ses limites et à la fois soumis par degré à des lois, naturelle bien sûr mais aussi spirituelle, car tout ce que nous sommes dépend d’un don qui nous a été fait dès le départ, celui de la Vie. Sur cette vie, l’homme n’a pas de prise ontologiquement parlant, il n’en est que bénéficiaire.
La vie n’est pas que biologique. Voilà ce que révèle la science aujourd’hui. La croyance en une vie qui n’est que matière s’estompe. Donc toute décision qui prend en main la chose prend également en main de l’inexplicable. Le moindre caillou est indéfinissable, sans limite connue . Voilà la nouveauté du siècle. On ne peut définir la chose. Tandis qu’on disait hier que l’être humain n’est pas définissable à cause d’un mystère intrinsèque, voici qu’on s’aperçoit qu’en fait rien ne l’est et tout est digne d’un respect immense.
Cela devait se savoir tout de même un peu jadis puisqu’on constate que l’homme antique, et encore de nos jours l’homme de la tradition, regarde toute chose créée avec respect, parfois davantage. Les Celtes sont plus proches de la vérité en attribuant un esprit à la chose, de même que les anciens Japonais, que les révolutionnaires qui dénient tout mystère à la matière et s’en rendent propriétaires par prédation.
Les Celtes sont finalement confirmés dans leur foi par la science qui dit : « En effet, il y a des choses qui vivent dans la matière la plus rigide, il y a une structure vivante et organisée que nous ne comprenons pas. Pourquoi ? Nous n’en savons rien. Plus nous allons vers l’immensément petit ou grand, plus nous rencontrons ce mystère. »
Mais, si vous me suivez, j’essaie d’être pédagogue et simple, nous ne pouvons sombrer dans le relativisme et adorer un caillou. Pourquoi ? Après tout il y a des hommes pour adorer des équipe de foot, des femmes pour adorer le président de la République. Il n’y a pas en ce monde de caillou plus néfaste que le chef de l’actuel gouvernement, pourtant. Eh bien, nous savons en nous-mêmes qu’il y a des primautés, des valeurs graduelles et même hiérarchisées des choses et des êtres. C’est lié à la nature de ces entités et à la fonction, à la destination, à la beauté, au rayonnement, à la notoriété et d’autres facteurs plus ou moins rationnels ou irrationnels. Mais du moins nous sentons que tout ne se vaut pas.
(suite) Bon. Mais c’est important car cela signifie que nous avons un sens du sacré. Plus ou moins juste, certes, mais présent. Plus ce sens est bafoué, moins il se manifeste, mais on peut dire que l’être le plus éloigné de toute conception du sacré porte quand même en lui notion de ce qu’il ne peut commettre sans aller trop loin (et Dieu sait que certains peuvent aller très loin).
Nous portons en nous déjà un mystérieux écheveau d’amour et de rejet, de crainte et de respect, d’affection et de distance etc. Avant qu’il y ait culture ou éducation, il y a quelque chose. Les pédagogues modernes qui prétendent que tout n’est que culture et éducation sont soit des gens qui n’ont pas d’enfants, soit qui ne prennent pas le soin de les regarder.
La tentation rousseauiste est semblable, elle réinvente le préexistant et la valeur que j’attribue aux choses. Eh bien, voyons ceci que la Grèce initie ce mouvement de désacralisation, en analysant et traduisant ce qu’elle comprend de l’ineffable mystère.
Or, il y a un gigantesque accident de voiture historique de la pensée. La révélation christique rappelle et renouvelle le Mystère et c’est une première chose, mais aussi apporte un élément terrible : tout ce qui aux yeux des hommes est sacré ne l’est pas forcément, l’homme a plus de valeur que le rite et, sacré lui-même par la Rédemption, prime sur toute loi, en enfant de Dieu.
Le Christ marque la plus grande métamorphose de la pensée de l’Histoire : les limites anciennes ont pour beaucoup soit changé soit volé en éclat. Du moins en apparence : car en réalité la Vérité demeure, ce sont les limites fixées par l’homme qui sont sujettes à caution. Sa hiérarchisation qui se révèle fausse. Par exemple, la circoncision n’est pas en soi une marque transcendante.
Voilà le point : le Christ ne dit pas que toute transcendance est mouvante, mais une partie des hommes l’entend ainsi : l’homme a entendu qu’il a le pouvoir de faire bouger ces limites et bientôt de fixer lui-même sa propre loi. Le révolutionnaire a mal entendu l’évangile, en quelque sorte. De même que le catholique progressiste.
Est-ce si moderne que ça ? Les hommes n’ont-ils pas toujours bafoué l’immanent ? On prétend qu’il en était ainsi dans l’antiquité ou dans les temps préhistoriques, que l’homme s’inventait ses idoles. C’est inexact : l’homme a toujours, jusqu’aux temps modernes, perçu et respecté avec plus ou moins de justesse une « présence » transcendante en la nature et en l’homme. Ces « dieux » n’étaient jamais totalement séparés d’une réalité naturelle. S’il y a eu des conflits, ils n’ont porté que sur la possession du sacre et du monde, jamais sur la remise en cause de l’existence de la transcendance. Cette hérésie est moderne. Le trône a changé de main, il n’a jamais été détruit.
Il y a une autre chose, dans la parole christique, qui apporte de l’eau au moulin de la destruction, mais qui contient notre salut. Quelle est-elle ? Le Christ donne à l’homme le pouvoir de vaincre l’Hadès, la fatalité. Non pas seul, non pas par ses seuls moyens. Mais déjà les hommes du monde ont entendu qu’ils pouvaient tout réinventer. Les socialistes sont là, les permissifs, tout ce que la société compte de gens qui se coupent volontairement de toute origine et prétendent s’en libérer.
Les révolutions, mille cinq cents ans après Jésus, ne viendront que d’une traduction libre du « message christique » (la notion de message du Christ est ridicule mais correspond bien à la pensée matérialiste qui s’installe). Tout l’édifice de la vie tombe en un amas de matière. C’est la grande chute des temps modernes.
Par réaction, certains prétendent que l’homme ne peut rien et que Dieu seul agit, que toute action humaine est vaine. L’homme n’aurait de solution qu’en se remettant entièrement entre les mains de Dieu et sous-tendent que toute action humaine est vouée à l’échec.
Or, il y a une participation humaine qui contribue à tout changer, pour le dire plus clairement : il y a une décision humaine radicale qui « change tout » : Dieu se laisse toucher. Non pas que l’homme change tout, mais il a la capacité de toucher Dieu qui lui seul donne la vie.
Résumons.
L’homme est appelé, et cela dans sa vocation certes, mais nous savons désormais qu’il l’est même dans sa nature : sa nature aussi est mystérieuse, indéfinissable, et porte un sens, ce que les Grecs ignoraient et les Classiques jusqu’à nos instituteurs du XXème siècle.
Il n’y a pas qu’un Mystère en l’Homme face auquel l’Homme serait en dette et désespéré, mais aussi un appel. Donc le Mystère n’est pas totalement indéchiffrable. La réponse du « code » est révélé mais s’il refuse cette révélation, il peut encore la trouver en lui : la réponse relève aussi de son être, c'est-à-dire de sa nature, de ses capacités, puis de son élan, de son courage, de ses vertus au sens large dirons-nous, puis de sa dimension spirituelle qui n’est pas séparée du reste mais inclut l’ensemble (au passage on notera que la division de l’être opérée par les Grecs est à l’origine de la confusion originelle de toute hérésie).
Avec tout ce qu’il est, l’Homme répond. De sa réponse dépend son être. Si sa réponse est muette ou fausse, la vie en lui régresse. Si sa réponse est juste, et proportionnellement à la justesse et à la manifestation de sa réponse, la vie en lui exulte.
Alors, mariage ou apariage ?
Au fond, le mot « vie » que nous venons d’employer suffit à répondre. La vie au sens complet, et pas seulement biologique. Parce qu’en réalité, et cela nous le savons depuis la nuit des temps, la mort n’existe pas. Elle n’est qu’une absence de vie. Tout ce qui sert la vie vaut. Mon désir commençant avec moi et finissant avec moi n’est pas source de vie.
Qu’ai-je à faire ? Accomplir ce qui m’est demandé. Qu’est-ce qui m’est demandé ? Ce qui constitue ma vocation. La vocation humaine est un appel à manifester la vie de la manière qui appartient à chaque homme, en lien avec l’Autre. C’est là que l’Histoire commence.
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