29 mars, 2022

Quelques réflexions sur la consécration de la Russie au Cœur Immaculé (et un point de vue russe révélateur)

Nous l’avons vu de nos yeux, l’événement que nous attendions et qui nous semblait impossible, surtout sous ce pontificat. Le vendredi 25 mars, en la fête de l’Annonciation, au terme d’une « cérémonie pénitentielle » consistant à encourager les fidèles à réaliser leur examen de conscience et à faire une confession sacramentelle, le pape François a « solennellement » consacré « l’humanité tout entière, et particulièrement la Russie et l’Ukraine », au Cœur Immaculé de Marie.

Il l’a fait devant une statue de Notre Dame de Fatima, au même moment où l’aumônier pontifical, le cardinal Konrad Krajewski, prononçait à la demande du pape la même consécration à Fatima devant la statue de Notre Dame dans la petite chapelle des apparitions, là-même où en 1917 la Vierge avait annoncé qu’elle demanderait la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé.

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Je sais qu’il existe une controverse au sujet de l’accomplissement de cette demande : on reproche au pape de n’avoir pas nommé Fatima, d’avoir nommé « le monde », et dans la formule de consécration elle-même, « l'humanité » et l’« Ukraine » outre la Russie, de ne pas avoir précisé qu’il s’agissait d’un acte de réparation, de ne pas avoir évoqué la « communion réparatrice des cinq premiers samedis du mois », d’avoir simplement « demandé » aux évêques du monde de s’unir à la consécration sans le leur « ordonner », de n’avoir pas évoqué la conversion de la Russie que la Vierge a promise, et d’avoir inclus des termes païens dans l’acte de consécration en désignant Marie comme « terre du ciel »… Je reviendrai plus tard sur ce dernier point.

Ces critiques atteignent parfois une violence étonnante, si l’on considère qu’aucun des huit actes de consécration posés par les papes Pie XII, Paul VI et Jean-Paul II n’a seulement nommé la Russie en tant que nation, qu’aucune n’a été réalisée solennellement avec les évêques du monde entier, qu’aucun de ces papes n’a approuvé explicitement la dévotion des cinq premiers samedis. Certains commentateurs sont allés cette fois jusqu’à redouter qu’un mot de travers ou l’absence de telle ou telle mention pourrait déclencher des catastrophes, ce qui dénote une curieuse conception de l’amour maternel de Marie pour tous ses enfants… Comment croire qu’une telle prière ne soit pas entendue, et que des grâces ne nous soient offertes en retour !

Depuis Rome nous est venu encore un autre son de cloche : le P. Stefano Cecchin, franciscain, président de l’Académie pontificale mariale internationale, expliquant, dans une interview publiée en anglais par Vatican News quelques heures avant l’acte de consécration, sa « signification théologique ». Il évoquait un « renouvellement de la consécration » (c’est ainsi qu’on s’efforce de la présenter, ainsi que l’a fait par exemple KTO lors de la retransmission du 25 mars, pour bien faire comprendre que les précédentes avaient été faites selon la demande de Notre Dame).

Pour Cecchin, la demande faite par le pape aux évêques du monde entier relève avant tout du « concept de synodalité » qu’il évoque si souvent. Le franciscain minimise le lien avec Fatima, affirmant qu’il faut toujours se tourner vers Marie dans les moments difficiles, comme l’Eglise l’a souvent fait.

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Pourtant, en suppliant le pape François « d’accomplir publiquement l’acte de consécration au Sacré-Cœur Immaculé de Marie de l’Ukraine et de la Russie, comme demandé par la Sainte Vierge à Fatima », les évêques ukrainiens de rite latin ont clairement fait ce lien. Et si le pape ne l’a pas nommée, il n’y avait pas la moindre ambiguïté quant au fait qu’il s’adressait à Notre Dame de Fatima, puisque c’est devant son image qu’il a prononcé l’acte de consécration.

L’attention portée à plusieurs éléments des demandes de la Vierge est manifeste dans l’acte de consécration lui-même. « Avec honte nous disons : pardonne-nous, Seigneur !… Nous confions et consacrons solennellement… en particulier [“spécialement” en italien] la Russie et l’Ukraine… » Réparation, solennité, mention de la Russie. Cela ne peut être l’effet du hasard.

La participation des évêques du monde a été spectaculaire, inattendue elle aussi : en France, c’est la quasi-totalité des évêques qui ont participé, pour la plupart quasiment au pied-levé dans leur cathédrale quand cela était possible.

Peut-on évoquer ici l’humour de Dieu ? C’est un pape progressiste et même maître de la confusion qui a pris la peine de mieux répondre à certaines demandes de Notre Dame, donnant implicitement raison aux « traditionalistes » qui déploraient le caractère insuffisant des consécrations antérieures. De plus, venant d’un pape évidemment progressiste, la demande faite aux évêques n’a pu que mobiliser même les plus modernes d’entre eux (tandis que les plus traditionnels y ont répondu tout naturellement, et avec joie). C’était finalement plus facile pour lui que pour un autre…

Doit-on d’ailleurs lui reprocher de ne pas avoir mentionné la communion réparatrice des cinq premiers samedis – demande adressée par la Vierge de Fatima à chacun, et dont chacun de nous est responsable ? Devait-il « ordonner » aux évêques de participer, au lieu d’en appeler à leur liberté, à leur libre adhésion ? Questions bien secondaires, me semble-t-il. Il me semble qu’il faut plutôt retenir que le monde entier a pu entendre et voir un pape consacrer nommément et solennellement la Russie au Cœur Immaculé. 
Frappante aussi, et combien touchante, fut l’évocation dans le texte de consécration de la Vierge de Guadalupe, citée en ses mots à saint Juan Diego : « Ne suis-je pas ici, moi qui suis ta mère ? » Ce sont sans doute les mots les plus consolants que notre pauvre humanité puisse entendre, et il me plaît de rappeler ici les phrases dont la citation fut extraite :

« Écoute-moi bien, mon petit, le plus petit, et mets bien ceci dans ton cœur : ce qui
t’afflige, ce qui t’effraye n’est rien. Que ton visage ne se trouble aucunement, non plus que ton cœur. Ne crains pas cette maladie, ni aucune autre épreuve, n’aie nulle angoisse, nulle peine. Ne suis-je pas là moi qui suis ta mère ? N’es-tu pas sous mon ombre, sous ma protection ? N'est-ce pas moi qui suis ta santé ? N’es-tu pas au creux de mon manteau, dans mon giron ? Que te faut-il de plus ? Non, n’aie nulle angoisse, aucune amertume… »

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Quels fruits peut apporter une consécration au Cœur Immaculé de Marie, fût-elle incomplète ? Au Portugal, huit mois après la reconnaissance par l’Eglise de l’authenticité des apparitions de Fatima par l’évêque de Leiria, au terme du premier pèlerinage national des évêques du pays, le 13 mai1931, le cardinal Manuel Cerejeira consacra « le destin du Portugal » au Cœur Immaculé de Marie. Le Portugal, en proie à un sécularisme et à un anticléricalisme violents, sous la coupe des francs-maçons, était largement déchristianisé… Un an après cette consécration, de manière pacifique, Antonio de Oliveira Salazar arrivait au pouvoir et promouvait le corporatisme chrétien ; le Portugal fut préservé des horreurs de la Seconde Guerre mondiale ; on baptisa à tours de bras et le pays retrouvait la foi avec une rapidité inouïe.

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Qu’en est-il, pour finir, de la perception russe de l’acte de consécration le 25 mars dernier ? Le pape a fait fi du désagrément des orthodoxes russes qui n’ont pas été franchement ravis, comme on a pu le lire ici et là.

Je me tourne, pour un avis russe qu’on pourrait qualifier de « proche du pouvoir », vers le site du thinktank russe Katehon, dont le conseil d’administration est présidé par Konstantin Malofeev, patron de Tsargrad et de la Fondation Saint Basile le Grand qui a si bonne presse parmi nombre de nos amis catholiques et pro-famille. Le théoricien gnostique Alexandre Douguine, chantre de la « voie de la main gauche… destructrice, terrible », qui « ne connaît que la colère et la violence ». Je l’ai évoqué ici. Douguine apparaît en deuxième place au conseil d’administration de Katehon, sur la seule version russe du site.

La version anglaise de Katehon publiait vendredi dernier, en la fête de l’Annonciation, un commentaire du Polonais Konrad Rekas intitulé : « Mongoles – Octobre – Ukraine. Position katehonique de la guerre présente ».

Se réjouissant de la coupure de la Russie par rapport à l’Occident, Rekas écrit : « En construisant un nouveau rideau de fer, l’Occident fait un cadeau à la Russie, quasiment le même que la Révolution d’Octobre et l’invasion mongole.  Après tout, c’est grâce au célèbre règne mongol que cette partie de la Ruthénie a évité l’occidentalisation, et donc retardé les processus de périphérisation.  À leur tour, la Révolution d’octobre et les bolcheviks ont interrompu de manière katéhonique le processus de libéralisation de la Russie qui la faisait entrer dans la sphère d’influence du grand capital.  La guerre d’Ukraine (à en juger par la détermination de Moscou - tout à fait consciente) est la troisième de ces grandes chances.  Une chance que nous ne pouvons, malheureusement, qu’envier à nos frères russes. »

Affirmant que Poutine « chausse tout d’un coup les souliers d’Alexandre Douguine » en menant cette « nouvelle résistance face à l’Occident », Rekas se demande ce qu’il en est d’une « croisade de Fatima ». Et d’expliquer :

Qu’il s’agisse d’une véritable guerre de civilisation, l’attitude du Vatican le prouve également.  La décision du Pape François de consacrer la Russie au Cœur Immaculé de Marie (faisant fatalement plaisir à certains traditionalistes catholiques) - est une déclaration politique de grande importance et même d’une énorme nocivité.  Cette mesure est perçue par les chrétiens orthodoxes comme une bénédiction du remake de la quatrième croisade, avec Moscou dans le rôle de Constantinople conquise par les anti-croisés occidentaux.  Pour tout orthodoxe, cela se présente comme suit : l’évêque de Rome (qui a lui-même rejeté son propre titre de patriarche d’Occident) consacre une zone située en dehors de sa juridiction canonique à un dogme non déclaré par le Conseil œcuménique.  Politiquement, pour les orthodoxes, cet appel est le suivant : « Faites que la Russie devienne catholique romaine, je vous bénis ! »  La seule plaisanterie réside dans le fait que l’éventuelle invasion de la Russie ne se fera pas sous la bannière des marquis de Montferrat, mais directement par la néo-Venise mondialiste.  Agissant ouvertement, même sans le staff romain-catholique.  En clair, à l’Est, cela ressemble à ceci : l’Église de Rome rejoint l’OTAN et McDonalds.

Donc, en parlant un peu plus politiquement : les deux principaux courants idéologiques de l’Occident, le libéralisme et le conservatisme (car c’est ainsi que l’Église catholique est perçue et comprise, indépendamment de ce que le réactionnaire marginal pourrait penser du pape actuel) s’unissent contre la Russie.  On pourrait imaginer d’autres projets capables d’encourager nos frères russes à la prochaine Grande Guerre Patriotique – mais je dois admettre que jusqu’à présent, ils ont presque tous été utilisés.  Malheureusement, les évêques catholiques romains ont béni les chapelets de diverses troupes lorsqu’elles sont allées combattre la Russie – et cela ne s’est jamais bien terminé. Surtout pour le catholicisme romain...

Cette thématique anti-catholique est bien présente, et depuis longtemps, sur Katehon. Rappelons que Malofeev, chez qui ce texte est publié, est proche de Poutine (on dit même que les deux hommes ont le même confesseur).

Mais tout est entre les mains de la Vierge Marie, et en son Cœur Immaculé.


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1 commentaire:

Dysmas a dit…

Alors pourquoi Poutine à t-il demandé au Pape François lors de sa venue au Vatican cette consécration ?

 
[]