“A la croisée des mondes” : un livre pervers
La sortie du film La Croisée des mondes, dont nous ne nions pas les qualités cinématographiques, servira (cela commence déjà) de moteur à la vente des livres de la trilogie éponyme de l’auteur pour enfants Philip Pullman (en anglais, elle s’intitule His Dark Materials, « ses noirs matériaux »). Et c’est là l’aspect hautement contestable, non du film, qui semble philosophiquement et religieusement anodin, à quelques détails près, mais de l’opération de séduction qui attirera de nombreux jeunes lecteurs vers une littérature mortifère.
Je vous parlerai plus longuement de la trilogie quand j’aurai achevé de la lire. Pour l’heure je viens de refermer le premier tome – et de constater à quel point il a été, volontairement, édulcoré et trahi par la mise en scène cinématographique pourtant approuvée par Philip Pullman. En clair, on en a gommé toutes les aspérités, tous les aspects dérangeants, toutes les scènes révulsantes, toutes les considérations anti-religieuses et les événements ambigus qui émaillent le livre, et on a même un peu arrangé la petite Lyra qui, dans l’œuvre de Pullman, est une insolente, une insoumise par plaisir, une menteuse et une manipulatrice d’une très grande expertise.
L’une des scènes les plus dérangeantes du livre a été purement et simplement coupée du film, bien qu’elle aurait dû en constituer l’apothéose : c’est la conclusion, où l’on s’aperçoit que Lyra, à son insu, n’a délivré son ami Roger que pour l’amener à Lord Asriel qu’elle sait être son propre père. Celui-ci va séparer Roger de son daemon (et torture et tue ainsi l’enfant…) afin de récupérer l’énergie de la séparation qui créera le pont vers l’autre monde vers lequel il va s’éloigner. Lyra, sans se poser la moindre question, empruntera le même pont créé par la souffrance de Roger. La suite au tome 2…
Mais il faut savoir d’où l’on part. Philip Pullman – brillant écrivain, professeur de littérature à Oxford – a déclaré naguère avoir entamé l’écriture de La Croisée des mondes pour faire un anti-Chroniques de Narnia. Et ce n’est pas un hasard si, visuellement, le film La Croisée des mondes rappelle fortement celui tiré l’an dernier de la fantaisie héroïque profondément religieuse, imprégnée d’esprit chrétien, de C.S. Lewis. Celui-ci a créé pour les enfants un monde parallèle qui les aide à comprendre l’amour de Dieu, le mystère du sacrifice rédempteur, la nécessité de faire le bien et d’éviter le mal. Philip Pullman fait tout le contraire : même si le courage, la compassion, l’engagement à lutter pour la justice et pour la vie des enfants sont au cœur de son récit, cette subtile apparence de bien est au bout du compte plus dangereuse qu’une histoire évidemment perverse, qu’un pamphlet athée.
Car oui, Philip Pullman se revendique comme athée, comme athée militant – ou à tout le moins comme l’ennemi d’un Dieu dont il se juge incapable de connaître l’existence mais qui aurait raté sa création, s’il existe. De toute façon ses prêtres, et tout spécialement la hiérarchie catholique (qui apparaît, à peine déguisée sous le nom de « Magisterium », dans la trilogie), seraient les pires des tyrans et des oppresseurs, prêts à tout pour séparer l’homme de son libre arbitre.
Au point que (si je lis bien entre les lignes) les « daemons » qui accompagnent chaque être humain – dites « démons », précise la quatrième de couverture de La Croisée des mondes ! – sont au fond ce libre arbitre conçu comme la liberté de pensée, la liberté d’exister entièrement par soi-même et sans contraintes religieuses et dogmatiques.
La relecture de la "Genèse" dans ce volume montre d'ailleurs la chute originelle comme un événement heureux qui a permis aux hommes de ce monde-là d'accéder à la connaissance...
Il y aurait beaucoup à dire sur le symbolisme de His Dark Materials. Sur la boussole magique consultée par Lyra pour connaître « la vérité » : elle ouvre l’esprit des enfants à l’interprétation des signes pour arriver à un savoir réservé à quelques-uns, on nage en plein gnosticisme. Sur le site internet du film, il y a une boussole magique que nos petits peuvent actionner et consulter à loisir, comme Lyra. Ce n’est pas innocent… Si on voulait les ouvrir à la pratique de la divination, on ne s’y prendrait pas autrement.
Jeanne Smits
Article extrait du n° 6479 de Présent, du Jeudi 6 décembre 2007
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